RÉCIT DE VIE EN VRAC EN LIEN AVEC MON PARCOURS D’APPRENANTE_RELATIONS

« Au-delà de ce détroit, par-delà cette mer, il y a des gens qui nous ressemblent. La rencontre ne se fera pas sur le coin d’une carte géographique, mais dans ses mille replis, dans les silences et les regards. Chaque tendresse mérite le détour, chaque attention est un cadeau de l’humanité à elle-même. Un jour, nous devrons écrire la géographie des sourires, la carte des complicités, le tracé des bras ouverts et à partir de ce moment, nous ne nous aventurerons plus que sur ces chemins de fortune. » (Pardo, 2015)

L’apprentissage se fait tout au long de la vie et prend des formes diverses. J’ai passé ma vie à être à la fois à l’école et dans la « vraie vie », sur le terrain et dans différentes institutions. Multipliant les formations temps plein ou partiel, pendant que je travaillais à temps plein ou partiel. Je n’ai jamais hiérarchisé les savoirs, consciente que j’apprenais différentes choses, de différentes manières, à différents endroits. Le fil rouge que je vois à travers mon parcours est celui la relation. Tout ne fait de sens qu’à travers les relations établies. Les collisions lumineuses et les inspirations se sont multipliées au fil du temps et des lectures.

Les deux plus grandes expériences en intensité et en apprentissages que j’ai vécues sont liées à la maternité et à un voyage en Afrique de l’Ouest. Ces deux expériences étaient en lien avec l’altérité ou avec le contact avec l’autre et de ces deux expériences est né un recueil, qui, je le crois, résume mieux la richesse de la chose que ce que je pourrais en ajouter ici.

 « Tire la chevillette, la bobinette cherra
avec mes deux bras ouverts moléculaires
occupés à infuser le thé amer tandis
que j’me colle à l’autre réalité
la face cachée de l’oralité abricotée
deux branches d’espérance dans l’attiéké
et l’arborescence des doigts collés
et ton cœur bambou-baobab
dans ma paume béate aromate
le ciel tout blanc bamanan astringent
son beat équitable d’appétit croquant
le karité en guise de couronne coopérative
et la carcasse du PIB en court-bouillon alternatif
le slow food des mangues séchées
la tontine et son coulis de francs partagés
les relations, des résultats gastronomiques
le grand Bamako-CHAOS et ses rognures de statistiques
et partout, partout, des enfants ganache-café
et la chaleur, que dis-je, le franc brasier

et lutter contre tous les « c’est pour mieux te manger »

[extrait Rivière-louves]


 « Elle balbutie et boit. Ne dort pas, jamais. D’une main je pense à toi, de l’autre, je nourrice. Mes deux seins des ballons. Elle qui ne dort jamais. Ma main droite dans ses cheveux, ma main gauche tient mon œil ouvert et l’autre main écrit ce texte sur l’oreiller. L’insatiable saoulée de mon lait. La paupière lourde. Béate. Blancheur de mon lait. De la nuit. De ma peau. Ma Mathou teintée. Elle et-moi ton sur ton. Tout toi métisse, mi-Mossi mi-moi. Ça m’émeut ta peau. Dans la nuit. Toi. Toute menue, une merveille. « Maudit, chu-tu en train d’écrire des poèmes maternels? » Et tout à coup tu dis maman. Tu dis maman et tadam. Maman et tadam. Avec ta main dans les airs. La main refuge. Le chant-ciment, liant. Sentiment. Aimer.

Tu me tiens. »

[extrait La femme-pieuvre]

Il y a en Afrique de l’Ouest la tradition du palabre et de l’arbre à palabres, cet endroit où les gens se rassemblent pour discuter. Je trouve qu’on sous-estime souvent l’importance de l’aménagement des espaces. Les espaces sont occupés en fonction de la façon dont ils sont aménagés. La configuration de l’espace dans les classes traditionnelles ne favorise pas les échanges. C’est après avoir effectué un retour à l’université à la suite d’un passage prolongé dans le communautaire que j’ai réalisé comment ces rangées de chaises, ces rangs d’oignons qui pointent tous vers un seul locuteur, le professeur, ne favorisent pas la communication et les échanges en général. Les cercles de parole permettent d’échanger, chacun s’y retrouve au même niveau et chacun se voit dans le blanc des yeux. Je m’ennuie des conversations sous les arbres. Ma plus grande peur par rapport à l’enseignement est de perdre la marge de manœuvre et la souplesse caractéristiques du milieu communautaire. J’ai eu la chance de travailler dans des milieux où j’avais carte blanche et où on me faisait confiance pour élaborer des activités qui s’arrimaient réellement aux besoins et aux désirs exprimés par les groupes d’apprenants. Les ateliers étaient basés sur la participation active, et s’adaptaient au fur et à mesure de ce qui était exprimé dans les groupes. J’écoute les témoignages des enseignants et j’entends que l’école ne formatte pas seulement les élèves mais les professeurs aussi; comme si le milieu scolaire était un moule qui avale les bonnes intentions avec ses programmes stricts, sa vision « bancaire » et le manque de temps. J’ai peur de me faire avaler moi-même, je ne sais pas comment faire cohabiter mes valeurs et les façons de faire auxquelles je crois avec les milieux institutionnels. En même temps, je ne connais pas assez la réalité du terrain pour envisager des avenues créatives et pratiques. J’essaie de me projeter dans quelque chose que je ne connais pour l’instant qu’à travers des ouï-dire. Je m’inspire des enseignements non-traditionnels et je me rassure de voir que le faire autrement est possible, existe et est incarné par des professeurs.

Quand Mathilde est née, j’ai monté une entreprise individuelle qui s’appelle Lunettes Roses. J’ai développé avec Lunettes Roses des projets de médiation culturelle et de poétisation avec différents complices. J’ai travaillé avec des groupes de personnes de plusieurs horizons (jeunes, familles, nouveaux arrivants, ainés, etc.). J’ai rencontré notamment de immigrants récemment arrivés au Québec pour un projet qui se voulait à la base une pièce de théâtre, mais qui est devenu un projet de monologues sur le web. Persistances constitue une galerie de portraits, une pluralité de récits écrits à partir de bribes d’écritures collaboratives et d’entrevues. Les textes en question se retrouvent sur la plateforme-in-progress Persistances – rouler la ville en vingt monologues.

 « Chacun a ses défis, ils peuvent être liés entre autres à la vieillesse, à l’isolement, à la santé, à la parentalité, à l’emploi, à l’éducation, à l’amour, à l’identité… L’état du monde et la vie font de nous des réfugiés, des chômeurs, des abandonnés. Malgré tout, nous continuons d’avancer avec nos failles et nos forces, à trouver de la lumière, de la poésie et du sens à différents endroits. Tout le monde est fucking résilient, persiste et survit! Tout ce qui meurt veut se raconter. »

[descriptif du projet Persistances]

L’écriture s’est faite donc à partir de récits de vie, de souvenirs, de gens parfois croisés, parfois inventés, parfois les deux. J’avais fait ces entrevues pour mieux comprendre les différents parcours migratoires. J’avais passé six mois à l’étranger et j’avais trouvé très difficile de m’intégrer à une culture autre que la mienne. Mon expérience au Mali demeure à ce jour l’une des expériences les plus signifiantes de ma vie, mais lorsque j’y étais, lorsque j’étais au cœur du choc culturel (suivi du choc du retour), j’arrivais mal à m’imaginer une vie entière loin de chez moi. Par ailleurs, j’écris ces mots « chez moi » et je réalise en les écrivant, que je n’arrivais plus, à l’époque, à déterminer où était vraiment ce « chez moi ». J’avais quitté Montréal pour aller étudier à Rimouski, j’avais quitté Rimouski pour aller étudier à Rivière-du-Loup, j’avais quitté Rivière-du-Loup pour Bamako… et je ne savais pas où j’allais m’installer à mon retour. J’étais perdue et je le suis toujours. Fascinée de réaliser que chez moi ne pourra plus jamais être un seul endroit, à cause de toutes les relations établies à gauche et à droite, dans mille lieux tous plus différents les uns des autres. Alors je me suis assise avec différentes personnes, à différents moments, dans des cafés différents, avec un petit questionnaire préparé à l’avance; et à chaque conversation, dans mon souvenir, je n’ai pas eu à avoir recours aux dites questions. Les gens avaient la générosité de me raconter leur expérience de vie ici, les raisons de leur départ, le chemin de croix du processus d’immigration, les contours de leur nouvelle vie, les hauts et les bas, les plans pour l’avenir. Je ne remercierai jamais assez ces gens de s’être ouverts à moi. Je sais, puisqu’une amie en anthropologie me l’a confirmé, que les nouveaux arrivants sont très sollicités pour raconter leur récit de vie et qu’ils le font en ayant très peu souvent l’occasion de voir ce qui est fait de leur histoire, comment leur partage est utilisé. C’est un partage unilatéral, qui se fait dans l’échange bien sûr, mais où il y a déséquilibre puisque l’un raconte et l’autre écoute. Quoique dans mon cas, ce n’est pas une mauvaise idée d’apprendre à écouter. J’ai essayé donc de travailler l’écriture à partir d’expériences partagées, mais j’ai trouvé fine la ligne entre le souhait de donner une voix à qui en a peu ou pas, et le danger de s’auto-proclamer « porte-parole » en laissant trop entendre ma propre voix dans le sillon de celles que je voulais mettre à l’avant-plan.

« L’accès à la parole permet une prise de conscience de l’oppression internalisée et permet l’expression de sa voix ; le rapport à soi-même avec le droit à la subjectivité et à l’intuition ainsi que les relations aux autres deviennent des moyens de transformation. » (Ollagnier, p. 16)